84- Le Job de Satan ou la voie de la conscience (3)

10/11/2025

Cet article n'a pas pour ambition de répondre à toutes les questions sur le "job" de Satan ni de donner un manuel de survie universel. Il propose plutôt de suivre la voie de la conscience, d'explorer ce que la souffrance révèle en nous et d'ouvrir un chemin vers la liberté intérieure. Une voie où l'éveil de la conscience transforme la douleur en savoir et le chaos en orientation. 

Après avoir suivi Job dans ses épreuves, observé la force de l'emprise et la manière dont elle peut transformer nos perceptions, nos certitudes et nos émotions, on peut se poser une question : Que devient cette souffrance quand nous décidons de l'observer autrement, que nous cessons d'être de simples victimes et que nous choisissons de redevenir sujets de notre propre vie ?

Dans les deux premières parties :

1) Job nous montre l'expérience de la dépossession et de la confusion. Les pertes qu'il subit ne sont pas seulement matérielles : elles touchent à son espace intérieur, à sa liberté de conscience. La figure de Satan peut être lue comme la métaphore des forces qui nous entrainent dans la culpabilité, la confusion ou l'isolement. Observer ces forces, sans les juger, nous permet de commencer à retrouver notre centre et notre liberté intérieure.

2) L'emprise agit en frappant, en créant des interprétations fausses et en poussant à l'auto-culpabilisation. Mais l'épreuve peut aussi devenir un révélateur : elle nous montre nos vulnérabilités et nos forces. La conscience devient alors un outil de libération : reconnaitre les dynamiques qui nous affectent et redevenir sujet de notre vie. La souffrance peut se transformer en savoir, en liberté et en tremplin pour grandir.

Explication du passage entre un corps possédé et un corps habité

Le corps possédé et le corps habité ne sont pas deux corps différents, mais deux états de relation à soi-même.

1. Le corps possédé

Dans le « corps possédé », quelque chose qui prend la place du sujet. Ce peut être : une peur, une croyance imposée, une directive intériorisée, une influence relationnelle, voire même un silence qui ne nous appartient pas.

Ce fonctionnement est identifiable grâce à la façon dont le corps s'exprime et réagit, sans que l'on s'identifie à ce qui émerge.

On peut sentir, par exemple : que l'on parle « malgré soi », que l'on dit oui alors qu'on voudrait dire non, que l'on répète des schémas qui nous font souffrir, qu'on se coupe de son ressenti pour « tenir ».

Sur le plan psychologique, il s'agit d'une forme d'aliénation, où l'individu perd le contrôle de ses propres actions. Une force intérieure inconnue prend le relais, ne servant pas toujours ses intérêts.

Sur le plan spirituel, on a l'impression qu'une présence étrangère occupe la maison. On y vit en réaction. Le corps devient un champ de bataille entre ce que l'on croit devoir être et ce que l'on est vraiment.

Le corps se rigidifie, se tend et se contrôle dans cette position. On s'agrippe, on se retient, on se contient. Les épaules se redressent, la nuque se raidit et les abdominaux se tendent. C'est un corps en état d'alerte, prêt à réagir, même si aucune menace ne se profile.

La respiration est courte, limitée à la poitrine, et elle est souvent retenue, interrompue ou adaptée. C'est une respiration de survie.

La voix « sonne » différemment. Elle est trop forte, car elle cherche à persuader ou à prouver quelque chose. Elle est trop faible, donnant l'impression d'être fragile, presque anémiée, sur le point de s'évanouir. Elle peut aussi paraître « plate » et sans sentiments. Il y a comme un obstacle qui l'empêche de s'exprimer librement.

Le regard fuit, se fixe ou scanne. Il cherche une validation, une permission ou un accord, car le monde devient le reflet de sa crainte.

Dans une relation, on a tendance à s'adapter de manière excessive pour plaire ou pour ne pas déranger ou bien on se met en retrait pour se protéger, en réaction à l'autre personne.

2. Le corps habité

Dans le « corps habité » se produit un genre de retour vers soi. C'est un peu comme quand on « tombe dans les pommes » et qu'on reprend conscience. Il ne s'agit pas d'un phénomène surnaturel, mais plutôt d'une démonstration de présence, la manifestation de sa propre conscience. Cela se produit lorsqu'on se sent « ici » dans sa respiration, sa voix, ses limites ; lorsqu'on reconnaît son désir, son rythme, son espace intérieur ; lorsqu'on arrête de jouer un rôle pour s'adapter.
Lorsqu'une personne est habitée par son vrai moi, c'est-à-dire animée par son esprit profond, elle révèle la vérité, même si sa voix vacille, même si ses gestes sont maladroits, et même si la vérité demeure toujours fragile.

Philosophiquement, c'est le retour du sujet, le moment où l'on redevient cause plutôt qu'effet.

Sur le plan spirituel, il s'agit de ramener son esprit à son corps vivant, sans chercher une vérité externe. Au lieu de cela, on accepte et on reconnaît sa propre vérité.

Dans la posture, le corps semble s'enraciner, s'inclinant vers l'intérieur. Les épaules se relâchent, la respiration devient plus profonde, on sent son poids dans son bassin, ses pieds, la terre. C'est comme si l'on retrouvait sa place à l'intérieur de soi.

La respiration ralentit et s'élargit, s'enracinant dans l'abdomen. Elle n'est pas « volontaire » ; elle réapparaît dès qu'on arrête de la retenir. C'est une inspiration profonde qui anime notre être tout entier.

Au cœur d'un corps vivant, la parole est intimement liée au souffle. Elle s'adoucit, se clarifie, se simplifie. Elle ne cherche plus à convaincre, elle s'exprime simplement. C'est une voix authentique, émanant du cœur, et non d'un personnage.

Le regard se pose, il devient réceptif, il perçoit, il n'a plus besoin de se montrer, ni de se justifier, ni de se cacher. Le monde prend alors une dimension tangible.

Lors d'une rencontre, il est possible d'établir une connexion profonde avec une autre personne sans pour autant perdre sa propre identité. On s'exprime à travers ses propres pensées et émotions, on écoute activement sans se laisser submerger. On établit des limites sans être inflexible. On répond plutôt que de réagir.

3. La transition entre ces deux états

Ce changement ne se produit pas soudainement, avec une grande fanfare ou un spectacle dramatique. Il provient plutôt d'un tournant intérieur subtil, souvent négligeable, mais crucial : le moment où l'on devient observateur de nos propres gestes. On ne porte pas de jugement, on observe, on identifie et on se dit « ah… voilà, c'est ça qui me fait réagir. » La métamorphose du corps « possédé » en corps « habité » ne relève pas de la théorie pure : il s'agit d'une mutation fondamentale de notre existence.

Le passage s'effectue en portant attention au corps (respiration, sensations, tensions),

  • en parlant avec authenticité (dire ce qu'on ressent, même doucement),
  • en ralentissant, pour que la conscience revienne,
  • et surtout, en ayant le droit d'exister à nouveau dans son propre corps.

Ce n'est pas une victoire ni une bataille, c'est plutôt un retour, semblable à celui d'un voyageur qui retrouve son foyer après l'avoir laissé exposé aux vents durant une longue absence.

En bref, un corps est dit « possédé » lorsqu'il est expérimenté par une autre entité, alors qu'un corps est qualifié de « habité » s'il vit à travers sa propre identité. Le premier réagit de manière passive, tandis que le second adopte une approche proactive. Le premier est dominé, il est victime, alors que le second est autonome, il exerce son pouvoir de choix. Le premier s'éloigne de son chemin, le second le réoriente en se recentrant.

Ce n'est pas une action héroïque ni un combat acharné qui déclenche un changement de cap, mais plutôt une simple présence, même de lui-même… Ce mouvement est subtil, mais il entraine des conséquences importantes. C'est là que se détricote l'emprise, que l'influence se dissipe, que l'autonomie intérieure émerge et que l'individu retrouve sa place dans son propre corps.

L'émergence et le déploiement de la conscience

Le chemin vers la prise de conscience s'amorce lorsque l'on décide d'aborder la souffrance sous un angle différent. Cela exige à la fois une compréhension rationnelle des processus en jeu, mais aussi une perception, une acceptation et une reconnaissance des émotions internes qui émergent.

1. Corps, délire et conscience

De prime abord, on aurait pu dire que Job était en plein délire. J'ai entendu maintes fois des hommes dire à d'autres qui osaient se plaindre d'une injustice causant de la douleur : « Mais tu délires ». Le mot « délire » est souvent employé par ceux qui cherchent à se décharger de leur culpabilité en rejetant la faute sur autrui et en l'affublant d'étiquettes telles que « fou », « folle » ou « délirant ». Cela ne signifie pas pour autant que le délire négatif n'existe pas, mais il est important de faire la distinction avec le délire positif.

On a tendance à confondre le délire avec le mal, sous-entendant qu'une perte de cohérence entraîne automatiquement une perte de respectabilité ou de moralité. Cette équation est erronée. Il existe des délires qui élargissent notre compréhension du monde, tandis que d'autres la restreignent.

Le délire d'un malheureux ou d'une profonde démence révèle une agitation qui ne mène pas à la clarté, mais qui confine plutôt : les pensées tournent en rond, la culpabilité s'installe, et la perception du monde se fragmente. Ce type de délire engendre des effets assimilables à une influence mentale : dépersonnalisation, perte de repères, et parfois manipulation morale (on fait porter la responsabilité des événements à la victime).

Sur le plan interprétatif, il est utile de se rappeler la dichotomie platonique : toutes les disparitions de la clarté mentale ne correspondent pas au même statut moral ou métaphysique. Certains permettent un épanouissement créatif, tandis que d'autres révèlent une diminution des facultés perceptives et agissantes du sujet. Platon, dans le Phèdre, distingue différentes formes de mania (folie inspirée) non destructrices. Il y a tout d'abord le délire amoureux (Eros), pendant lequel l'âme se souvient du beau comme d'une orientation intérieure. Il y a aussi le délire prophétique, grâce auquel l'intuition perçoit les événements en train de se produire avant même qu'on puisse les analyser. Finalement, il y a le délire poétique, durant lequel la création artistique sert de canal pour un sens qui transcende l'individu.

Dans ces cas, le délire n'est plus une rupture, mais plutôt une ouverture. Au lieu de disparaître, la pensée s'étend. Au lieu de s'écrouler, le monde prend une dimension plus grande. Le réel se déplie.

Contrairement à la situation d'une personne libre, lorsqu'une personne est enfermée, son esprit se rétrécit, ses pensées deviennent obsédantes, l'air devient rare, et elle perd la capacité de se mouvoir à l'intérieur.

L'origine étymologique de Satan (śāṭān) remonte à un concept signifiant « l'adversaire », « l'obstacle », ou encore « ce qui se dresse devant nous ». Par conséquent, l'« enfer » ne désigne pas un lieu futur, mais plutôt un sentiment d'être piégé, sans issue.

Dans un délire inspiré, l'âme s'ouvre. En revanche, dans la déraison de l'enfermé, la pensée se replie sur elle-même, comme dans un four, où elle s'échauffe, s'enveloppe de fumée et finit par suffoquer.

2. Prise de conscience des trois étapes du travail de Satan

  • Première étape : une compréhension floue, puis une invasion. Quelque chose se produit en nous, sans qu'on en soit pleinement maître.
  • Deuxième étape : ce n'est pas un simple « retournement du regard » ; c'est une modification de notre point de vue intérieur. On perçoit les choses depuis un nouvel endroit en soi. 

  • Troisième étape : le résultat conscient. Ce qui était subi devient visible, donc ajustable.

Pour comprendre comment ces états se manifestent dans l'expérience vécue, et en quoi certains « troubles » peuvent se transformer en voies d'habitation, il est nécessaire de déterminer le fonctionnement du système sensoriel. Qu'est-ce qui, dans l'âme-corps, reste flou ? Qu'est-ce qui peut devenir plus clair. Dans l'emprise, les perceptions et émotions non intégrées envahissent l'individu, créant une sorte de brouillard interne. Le corps possédé devient alors un espace d'aliénation où l'individu perd son identité. Le corps possédé devient le témoin muet de l'influence qui l'envahit, incapable de s'en débarrasser ou de l'assimiler.

Selon Leibniz, percevoir n'est pas toujours synonyme de conscience. Les perceptions confuses assaillent notre esprit, comme l'emprise envahit le corps. Elles renferment nos croyances implicites et nos réflexes conditionnés. Une compréhension précise émerge alors, donnant lieu à une expression claire. Percevoir cette réalité nous permet de discerner et d'intégrer ce que nous percevons. Ainsi, ce qui était dominé par l'intrusion devient maintenant habité par la conscience. La transition de la confusion à la lucidité s'opère graduellement, dans chaque canal sensoriel, chaque sensation, jusqu'à ce que tout le corps soit empli de lumière, servant de preuve et d'allié pour l'âme.

3. Transition symbolique

Par conséquent, différencier les formes de délire (au lieu de les confondre avec le mal) et saisir le passage de la perception floue à la perception claire (percevoir) permet de situer le basculement sur le plan clinique et éthique. Ce n'est pas la « folie » en elle-même qui détermine la valeur morale, mais la façon dont le sujet peut, par l'aperception, reprendre le contrôle sur ce qui l'habite.

Passer d'un corps possédé à un corps habité ne se fait pas instantanément. C'est une progression, une traversée. Tout comme l'âme, qui émerge du délire de l'emprisonnement pour finalement retrouver son souffle dans le délire créatif, le corps reprend sa fonction de canal : un espace de perception, un témoin de soi et un partenaire de la conscience.

Chaque perception embrouillée, chaque envahissement intérieur, se transforme en une incitation à la prise de conscience, en un indice révélant qu'une chose attend notre attention et notre compréhension. Identifier ces courants, les accueillir et les transformer, c'est s'engager sur le chemin de la libération intérieure, là où le corps cesse d'être dominé et commence à être habité.

S'engager dans une introspection profonde équivaut à s'aventurer dans un monde jusque-là inconnu : découvrir son propre univers intérieur, s'aventurer dans des régions inexplorées de soi-même. C'est un peu comme préparer un grand voyage : il faut d'abord apprendre à se connaître, à naviguer dans ses propres perceptions, avant de partir à la découverte de terres inconnues, de l'altérité et des imprévus.


Tout cela me donne envie de m'intéresser de plus près au voyage de Marco Polo...