85- Le livre des merveilles

Introduction
Le « Livre des Merveilles » (ou Il Milione) est un récit du périple de Marco Polo, un marchand vénitien du XIIIe siècle. Il a passé plus de deux décennies à explorer l'Asie. Cependant, Marco Polo n'a pas écrit son récit : il l'a raconté à un écrivain, Rustichello de Pise, alors qu'il était emprisonné et c'est ce dernier qui a tout noté. Cela explique le style parfois lyrique, mais aussi l'étonnement. En effet, dans le Moyen-Âge européen, le public ne connaissait pas grand-chose sur l'Asie et l'Afrique. Raconter des histoires, c'était éveiller la curiosité et transmettre des connaissances. L'utilisation du terme « merveilles » souligne que l'histoire devait captiver son auditoire, émerveillant non seulement le scripteur, mais aussi l'enseignant, ainsi que les lecteurs, tout comme un orateur qui subjugue son public grâce à la profusion et à l'exotisme de ses descriptions.
L'histoire raconte que Marco Polo part avec son père et son oncle, d'abord par curiosité, puis pour affaires. Ils traversent l'Asie centrale, des routes caravanières, des déserts et des chaînes de montagnes. Après un long et épuisant voyage, ils atteignent la cour de Kubilaï Khan, l'empereur mongol, maître d'un empire immense qui s'étend de la Chine à l'Europe orientale.
Kubilaï Khan est fasciné par Marco et en fait un envoyé diplomatique. Marco Polo passe des années à parcourir les régions du monde chinois, mongol, tibétain, indien, persan. Il observe les villes, les coutumes, les croyances, les richesses, les violences, les rituels, les animaux inconnus, les plantes étonnantes. Puis il rentre en Europe, chargé d'histoires plus que de trésors.
Ce qui trouble souvent dans ce livre, c'est que Marco Polo décrit la réalité comme s'il décrivait un rêve. Il raconte des choses vraies, mais avec le ton de quelqu'un qui voit pour la première fois des mondes que les Européens de son époque n'auraient même pas imaginés.
Psychologiquement, la figure de Marco Polo est celle de l'homme qui se dépouille de son identité initiale pour traverser des cultures. Plus il voyage, moins il est seulement « vénitien ». Il devient un être intermédiaire. Comme si son identité se dissolvait dans l'expérience de l'altérité. Ce n'est pas un voyage touristique. C'est une transformation de soi.
Criminologiquement et sociologiquement, son récit montre la manière dont les pouvoirs s'exercent: Kubilaï Khan gouverne par une organisation complexe, un sens aigu des réseaux, des tributs, des influences territoriales. On y voit comment un empire peut être à la fois raffiné, stable, et pourtant fondé sur la conquête et la domination. Cela révèle un paradoxe du pouvoir: tout empire est au bord de l'implosion, donc il doit séduire autant qu'il impose.
Philosophiquement, le voyage de Marco Polo pose la question du regard : voir le monde, c'est déjà le transformer en récit. Le voyage n'existe que parce qu'on en parle. Le livre n'est donc pas seulement un témoignage, c'est une méditation sur la manière dont la réalité se construit dans la parole.
Spirituellement, ce récit parle d'un monde où chaque région possède ses croyances, ses dieux, ses esprits, ses pratiques. Marco Polo ne juge pas. Il observe. On sent quelque chose de profondément humain: l'idée que la vérité n'est pas unique, que chaque peuple porte un morceau du sens du monde. Le voyage devient alors une quête de la multiplicité du réel.
Le livre raconte un voyage, mais ce qu'il montre réellement, c'est la rencontre entre l'identité et l'inconnu. C'est l'histoire d'un homme qui découvre qu'il existe mille mondes dans un seul monde.
Le livre du devisement
Pourquoi appelle-t-on le livre des merveilles le livre du devisement ?
Parce qu'il s'agit d'un type de discussion ou de conversation qui se tient entre des personnes détendues (malgré leur incarcération), dans un contexte informel et qu'elles utilisent un langage familier. Le mot « devisement » nous transporte dans l'univers de la narration telle qu'elle était perçue durant la période médiévale. En vieux français, « deviser » signifiait parler longuement, conter une histoire ou expliquer une idée. Le suffixe « -ment » change une action en un nom : ainsi, un « devisement » se transforme en une narration, un récit détaillé, presque un compte rendu de voyage.
Parfois, on rencontre un titre complet qui se traduit par « La description du monde ». Contrairement à d'autres voyageurs, Marco Polo ne se contentait pas de décrire ce qu'il avait vu. Il avait un talent pour détailler et expliquer les choses avec une touche de merveilleux. Ses récits étaient empreints d'un aspect parlé qui transformait un catalogue de lieux en une histoire vivante et animée, portée par des mots, des récits oraux d'expériences extraordinaires qui captivaient le lecteur et l'instruisaient grâce à une technique narrative stupéfiante.
Le choix de ce mot « devisement » montre que Marco Polo, révèle qu'il ne s'agissait pas seulement d'un voyage, mais qu'il était un ethnographe dans l'âme. En effet, « le livre des merveilles » va au-delà d'un carnet de route : il met l'accent sur « l'art de raconter ».
Marco Polo a raconté ses aventures à Rustichello de Pise, probablement en prison, qui a fait de son récit une œuvre littéraire, en préservant la dynamique et le style du récit oral, avec ses digressions, ses anecdotes et ses descriptions saisissantes. Marco Polo ne se limite pas à une énumération de lieux et de peuples, mais il brosse un tableau détaillé des coutumes, des croyances religieuses, des systèmes politiques, des voies commerciales et des produits exotiques. Le « devisement » ne se contente pas de donner les faits : il observe, compare et commente comme un ethnographe primitif qui veut que son auditeur comprenne et imagine. La structure même du récit permet au lecteur de « voir » le monde à travers les yeux de Marco Polo, ce qui est bien plus qu'un simple reportage.
Pour votre information, Marco Polo n'était pas un prisonnier politique ou un criminel « ordinaire », mais un prisonnier de guerre. Après 24 années passées en Asie, il est revenu à Venise en 1298, seulement pour se retrouver impliqué dans le conflit opposant Venise et Gênes. Comme tous les Vénitiens, il a été fait prisonnier lors d'une bataille navale et emprisonné à Gênes. C'est là qu'il a rencontré Rustichello de Pise et lui a raconté ses aventures, qui ont ensuite été transcrites par ce dernier. Cette détention a donné lieu à la création du Livre des merveilles. Son récit fut mis par écrit et structuré sous forme de « devisement ».
Les récits de Marco Polo croisent plusieurs perspectives. En voici quelques unes : sociologique, philosophique, psychologique et spirituelle
Sociologie
Le regard sur l'autre
Les récits de Marco Polo, explorateur du globe, offrent un miroir de la société médiévale européenne et asiatique.
À travers ses descriptions, on voit :
- Les structures de pouvoir : un système de hiérarchie rigide, mais avec une possibilité de mobilité sociale pour ceux qui se rendent utiles.
- Les interactions culturelles : La fascination et l'incompréhension face aux divergences culturelles, que ce soit en matière de coutumes, de croyances spirituelles ou d'avancées technologiques.
- Le choc des civilisations : le regard occidental sur l'Orient, perçu comme étant à la fois exotique, mystérieux et technologiquement avancé (irrigation, architecture, commerce) et l'émergence d'un concept d'altérité qui demeure encore ambivalent aujourd'hui, avec une dose de curiosité mêlée à l'ethnocentrisme.
Philosophie
Le questionnement de la vérité et du réel
A l'instar d'Einstein et de sa théorie de la relativité spatio-temporelle, Marco Polo interroge sur la relativité de la vérité et sur le rôle que jouent nos perceptions dans nos récits. Son ouvrage soulève des questions sur la connaissance et la perception. Il décrit ce qu'il observe, mais souvent au travers de lunettes culturelles et linguistiques.
Le voyage de Marco Polo transcende une simple expédition pour devenir une allégorie d'une quête existentielle. Il explore des territoires inconnus, confronte son monde à d'autres réalités, ce qui témoigne de sa volonté de comprendre l'univers et notre place en son sein.
En écho à la philosophie hermétique ou orientale, le déplacement physique reflète un déplacement intérieur : le monde n'est pas seulement un espace à connaitre, mais un miroir de soi-même. (Oh punaise ! Sommes-nous tous coupable du chaos qui règne dans ce monde ? Nooooon !)
Psychologie
La rencontre avec l'inconnu
Cette œuvre évoque la soif de curiosité et l'ouverture d'esprit grâce à Marco Polo, qui incarne la tension entre la peur de l'inconnu et le désir de découvrir, ce qui est très humain... Il doit naviguer entre loyauté, intelligence sociale et prudence pour s'intégrer temporairement à des sociétés très différentes. L'identité se forge aussi dans le contact avec l'Autre : on se compare, on se mesure et on s'enrichit des autres cultures, ce qui transforme profondément celui que nous sommes.
Spirituel
Voyage intérieur et émerveillement
Le récit de Marco Polo évolue en une sorte de parcours spirituel, une initiation :
- Le voyage est à la fois physique et introspectif, ce qui en fait une expédition pour découvrir les frontières de la compréhension humaine et la richesse du monde.
- Les rencontres avec différentes croyances et sagesses donnent lieu à une réflexion profonde sur le mystère, la variété des voies menant au sacré ou au divin.
- L'émerveillement devant les prodiges de l'Empire mongol ou des cités chinoises nous amène à réaliser que la dimension spirituelle peut s'exprimer autant par l'admiration pour la création que par la prière ou la méditation.
Marco Polo ne se définit pas uniquement comme un explorateur. Son livre « Les merveilles du monde » est bien plus qu'un simple récit de voyage. Il reflète les sociétés qu'il a découvertes, interroge la réalité, témoigne de la profondeur de l'esprit humain et médite sur la richesse et la beauté de notre planète. À travers cette œuvre, on découvre l'universalité du dilemme entre la soif de découverte et crainte, entre l'étrangeté et la familiarité, entre la compréhension et l'émerveillement.
(A SUIVRE...)

