64- Le plateau des larmes

17/12/2024

Combien de larmes devrais-je encore déposer sur le plateau, pour ne plus ressentir le symptôme de Cassandre ?


Il y a quelque temps, j'ai ouvert ma porte à une personne dans le besoin, une action que je n'avais pas entreprise depuis longtemps. Je préfère généralement soutenir des causes nobles par d'autres moyens que l'hébergement. Pourtant, j'ai été, moi-même, une étrangère qui a été bien accueillie lors du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle et, plus jeune, j'ai hébergé des gens en difficulté. Seulement quelques-uns, comptés sur les doigts d'une main, ont quitté mon domicile avec le même sourire que celui que je portais quand ils s'en allaient vers un nouveau chapitre. Les autres m'ont laissée avec des larmes aux yeux, contraints et forcés de partir. À l'époque, j'étais encore très naïve et peu expérimentée. Je n'arrivais pas à identifier les personnes mal intentionnées. C'était il y a longtemps, presque 30 ans en arrière. 

Au fil des ans, j'ai progressivement refermé ma porte et ai considérablement réduit mes gestes altruistes, au moins en ce qui concerne leur visibilité. Toutefois, si je peux partager un falafel ou une friture avec quelqu'un qui en a besoin, je n'hésiterai pas. De même, si je peux donner un euro par mois à Greenpeace, ou trois euros à la Fondation des Femmes, je ne me retiendrai pas. Mais, si d'autres priorités se présentent, je m'en abstiendrai.

Chacun participe en fonction de ses capacités, en tenant compte de son propre cheminement.


J'ai récemment accueilli une femme pendant une nuit, mais c'était une situation inhabituelle. Elle s'est avérée être une personne remarquable, ordonnée et éloquente. Toutefois, j'ai trouvé désagréable qu'elle me dise quoi jeter de mon domicile au motif que, « selon sa foi chrétienne », cela était malsain. Si elle aborde le sujet pour la première fois, et qu'un simple morceau de bois la perturbe, je n'ai aucun problème à l'enlever, et même à casser la section qui évoque un souvenir douloureux, si cela peut contribuer à son bien-être. Cependant, si, en observant ma minette, elle exprime sa crainte d'une rencontre avec un chat noir, perçue comme un présage néfaste annonçant une séparation imminente, je dois admettre que je la regarderai avec circonspection. Elle m'a confié que, selon ses convictions religieuses, elle percevait la présence d'un chat noir dans ma maison comme un signal lui indiquant de partir, et qu'habituellement, lorsqu'elle en rencontre un à l'extérieur, elle évite de prendre le chemin où il se tient. Je crois que cela peut être considéré comme une forme de discrimination. Cela m'a fait penser à l'époque de l'Inquisition, lorsque certains croyants, animés par leur ferveur religieuse, assassinaient les chats noirs des femmes soupçonnées de sorcellerie en raison de leurs savoirs inconnus aux hommes ou de leur érudition.

Puis, comme si ma chatte avait compris que la dame pensait qu'il était préférable de s'éloigner des chats noirs, elle est sortie et a passé la soirée dehors, exposée au froid, ce qui m'a profondément déplu. Chaque fois qu'elle rentrait au chaud et apercevait cette dame, c'est toujours la chatte qui filait à toute allure vers l'extérieur, malgré mon assurance qu'elle aurait préféré se prélasser au chaud sous le radiateur ou sur mes jambes.

À partir de cet instant, j'ai réalisé que ce séjour nocturne constituait le premier, et aussi le dernier, de cette personne chez moi. J'aimerais aider les autres, mais je dois penser à mon confort et à celui de mes proches, y compris ma chatte adorée, qui, bien qu'étant un animal domestique, occupe une place spéciale dans mon cœur, tout comme un être cher.

Chaque personne est unique, et cette femme a peut-être grandi dans la crainte des superstitions, même si elle prétendait que cela n'avait rien à voir. Pour ma part, je dois admettre qu'elle m'a envoyé un signe que je connaissais déjà, mais que je n'avais pas perçu depuis longtemps. Malheureusement, je ne peux pas entretenir une relation d'amitié avec quelqu'un qui croit que les chats noirs portent malheur.

Le lendemain, lorsque je suis allée chercher une toile exposée dans une galerie éphémère, j'ai été surprise de trouver, sous mon œuvre, un chat noir sans poils, embaumé. Quelqu'un avait manifestement pris la décision de la considérer comme une œuvre d'art et de la positionner sous ma propre création, qui symbolisait l'univers. Comment les gens ont-ils réagi en voyant le chat mort étendu sous ma peinture ? Ils ne devaient pas s'arrêter pour regarder mon tableau, mais plutôt le contourner et poursuivre leur exploration.

J'ai envisagé un lien entre cette femme qui m'a demandé de la loger et ses commentaires sur les chats noirs, et ce chat momifié sous mon tableau. Elle présentait des points communs frappants avec moi sur plusieurs aspects, notamment le fait qu'elle se présentait comme artiste-peintre désireuse d'ouvrir une galerie d'art, ce qui correspond à certains de mes projets personnels. S'agissait-il d'une façon subtile de m'avertir ? J'ai commencé à soupçonner que cela représentait peut-être une nouvelle trahison, du harcèlement déguisé et insaisissable pour tous, à l'exception de moi. Je comprends que mes observations peuvent être perçues comme des preuves de paranoïa, mais je pense que ces évènements répétés méritent d'être examinés de plus près. 

Quel sentiment accablant !

Tout pourrait ne relever que de mon imagination, selon certaines personnes, ou découler de mes connexions neuronales. Curieusement, je venais juste de relire un passage de mon texte décrivant un moment où je me suis sentie comme momifiée. Je pourrais aussi envisager la possibilité qu'un intrus ait piraté mon ordinateur, ait lu mes écrits et se soit rendu dans la galerie d'art pour y déposer délibérément sous ma peinture un chat empaillé. Ce chat pourrait ainsi servir de miroir aux écrits de leur cible ou de leur objet d'étude.

Autrement, ma raison pourrait être altérée. Pour dissiper tout malentendu, je devrais garder le silence à propos de mes observations. Des adeptes de certaines croyances évoqueraient des illusions à tendances obscures… Quoi qu'il en soit, je crois que certaines personnes s'engagent dans ce « jeu » de miroir, alors que ce n'est pas mon cas. J'ai répété au fil des années que je n'étais pas consentante.

Je me tiens sur mes gardes, soit par excès de prudence, soit à cause de mon imagination débordante. Ceux qui me connaissent me reprochent mon côté négatif, et pensent que je transporte un peu de mon passé dans le présent. Mon psychanalyste, quant à lui, m'a simplement dit qu'il ne me croyait pas, ce qui signifie qu'il ne peut pas m'aider à analyser la situation.

Si ces capacités ont une origine mentale ou spirituelle, alors, selon toute vraisemblance, je devrai apprendre à vivre avec. Ce qui me trouble, c'est la possibilité que certains individus utilisent cette facette sensible de ma personnalité, en exploitant mes faiblesses, mes angoisses et mes théories sur l'effet miroir (seulement théoriques) mené dans le cadre d'une thèse exploratoire, il y a quelques années. Cela me fait me sentir trahie. 


On peut développer une résilience face aux défis de l'existence, mais cette capacité finit par diminuer avec le temps.

Quel est le problème ? J'ai osé partager mon expérience et mon point de vue sur des agissements déplorables subis, ce qui a mis en évidence des injustices profondément ancrées dans notre société. Cela m'a fait prendre conscience de certaines réalités de la vie auxquelles je n'avais pas pensé auparavant, ce qui a modifié ma perspective. 

La philosophie spirituelle nous enseigne l'acceptation de toutes les facettes de la vie, mais comment accepter les informations des médias sur les atrocités commises par certaines personnes, que ce soit ici ou ailleurs ? Comment tolérer la souffrance endurée par tant de personnes ?

L'amour est une force réelle, et chaque personne a la responsabilité de sa propre vie et de celle des autres. Cependant, malgré des millions d'années d'évolution, le développement psychologique de l'être humain est encore un long processus. Qu'est devenu le siècle des Lumières ? Il semble avoir perdu son éclat.

La vie peut se résumer à une vallée de larmes remplie de chagrins et de tristesse. Seul l'espoir que l'avenir réserve au-delà de la souffrance peut la consoler. 

L'altruisme, la confiance, les superstitions, les croyances et les souffrances composent un ensemble de sentiments complexes. Les expériences personnelles marquées par la douleur, la trahison et la méfiance peuvent laisser un sentiment de désillusion.

Faire face à des vérités éprouvantes, à l'incompréhension ou au déni peut engendrer un sentiment d'isolement et d'impuissance. Ne pas partager la même perception du monde que les autres peut engendrer une sensation de solitude, même lorsqu'on apprécie sa propre compagnie. Parfois, je sens que certaines cicatrices resteront à jamais, tant elles sont profondes. Selon certains penseurs, pour que la souffrance s'estompe graduellement, on doit l'accepter et avancer avec elle. Je m'efforce de le faire, malgré les difficultés, en essayant toujours de donner un sens à mon existence.


Essayons de percevoir le positif dans cette histoire étrange du chat empaillé. Peut-être est-ce l'œuvre d'un taxidermiste ayant transformé la mort en une forme d'art, plutôt qu'un signal codé par la mafia annonçant votre prochaine fin. Il faut toutefois admettre que la similitude avec les propos de cette dame est plutôt intrigante. Enfin, bref, je ressens beaucoup, et ça ne prend pas grand-chose pour m'émouvoir. Je suis ainsi, voilà tout.